Nous avons l’impression que les mots d’une langue s’usent à mesure que l’on s’en sert. En fait, ils ne s’usent pas de la façon dont s’usent les voitures et les machines à laver. Les mots ne subissent pas une usure automatique qui les conduirait à une inéluctable disparition. Les mots ne s’érodent pas « bêtement » à l’usage, ils s’adaptent. S’ils changent dans leur forme et dans leur sens, c’est parce que les hommes qui les utilisent décident collectivement de leur usage et de leur usure pour un fonctionnement équilibré de leur langue : des mots rares, précis et coûteux côtoient ainsi dans notre lexique des mots passe-partout, imprécis et légers. Et la langue doit préserver cet équilibre lexical qui permet à ceux qui le maîtrisent de conjuguer avec bonheur la précision et l’imprécision, la netteté et le flou, la directivité et la permissivité. Il faut, en effet, lorsque l’on parle ou lorsque l’on écrit à l’Autre, savoir harmoniser avec soin ces contraires : à la fois livrer, par la précision de certains mots, les clés d’une pensée que l’on sait peu familière à l’autre ; mais aussi jouer sur l’imprécision d’autres mots afin de signifier à son interlocuteur la reconnaissance de notre proximité et de notre connivence. Un vocabulaire riche et varié est indispensable, à condition que l’on sache en jouer en virtuose : adapter la force de ses mots à la distance justement estimée qui nous sépare de l’autre et ne jamais renoncer quelle que soit la distance. L’utilisation de mots peu usités, mais précis, fait parfois craindre à certains de se faire remarquer, voire moquer. Cette appréhension les amène souvent à avoir peur de se distinguer en utilisant un vocabulaire rare mais juste. Ils acceptent alors de se fondre dans un groupe refermé sur lui-même qui tente de vivre ses limites linguistiques et son enfermement culturel comme des attributs tribaux. Dès leur entrée à l’école, un nombre important d’enfants ont ainsi peur de se faire remarquer par un vocabulaire sortant du flou ordinaire. Ils comprennent vite que l’appartenance au groupe a un prix : le renoncement aux mots peu fréquents, aux structures rigoureuses et justes. Ils évitent donc les mots moins banals qu’ils pensent venus d’un monde qui leur semble étranger, issus d’un temps qu’ils jugent révolu. En prenant le risque de les utiliser, ils craignent de se distinguer de leurs camarades et de s’exclure du groupe. Ces mots étranges sont souvent considérés par le groupe avec autant d’inquiétude que de suspicion. Ces enfants commencent ainsi très tôt à construire les murs d’un monde rétréci où ne règnent que les mots les plus fréquents et les plus flous, d’où sont chassés le « précis » comme le « précieux ». Un monde où « grav bon » supplante à tout coup « exquis » et « succulent ». Un monde restreint où la proximité et la connivence compensent la vacuité des mots. Ces enfants ne sont pas uniquement ceux des cités ; ce ne sont pas seulement ceux des ghettos que nous avons complaisamment laissé se constituer. Ces enfants, ce sont les miens, les vôtres, ce sont tous ceux dont nous avons inconsidérément négligé l’éducation à un vocabulaire juste et fort. La méfiance des mots inconnus s’installe très tôt, et dans toutes les catégories sociales. Elle conduit bon nombre à se résigner à une langue pauvre et faible. La menace de ce renoncement exige que la famille et l’école s’appliquent aussi très tôt à inciter les enfants à mettre en mots justes et précis leur pensée en gestation. C’est aux parents puis aux enseignants de donner aux enfants, dès le début du langage, le goût des mots nouveaux afin que le désir précocement développé de posséder ces mots jusqu’ici inconnus écarte la crainte du ridicule. Dès trois ans, il est possible d’installer avec les enfants des rituels de transmission des mots, chacun d’eux venant enrichir un trésor sans cesse renouvelé, sans cesse sollicité où chaque apport nouveau est salué comme une chance nouvelle, où chaque entrée est accueillie avec jubilation et gratitude. On créera ainsi dès l’enfance cet amour du mot rare, ce désir d’une saveur lexicale singulière que l’on savoure parce qu’elle est singulière, parce qu’elle est rare, parce qu’elle nous vient d’un autre si différent de nous, d’une autre génération, d’un autre milieu, d’une autre culture.

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