De même qu’il faut accompagner un élève dans sa quête heureuse de mots nouveaux, de même faut-il l’aider à les ranger dans sa mémoire d’après leur forme et d’après leur sens. Refusez que, dans sa mémoire, s’entassent en désordre des mots dont il ne sait identifier la famille, définir la lignée, percevoir les affinités sémantiques. Imaginez ce capharnaüm lexical dans lequel il serait condamné à choisir chaque mot pour lui-même en l’absence de toute relation morphologique ou sémantique. L’appétit du mot nouveau lui viendra d’autant mieux qu’il saura lui trouver sa juste place sur les étagères bien rangées de son stock lexical. Cela signifie que l’on doit aider l’élève-enfant, de la maternelle au collège, à tisser des liens entre les mots de son vocabulaire : liens formels, liens sémantiques et liens historiques. Ne soyez pas effrayés ! Pour engager ce compagnonnage, point n’est besoin d’être agrégé de lettres classiques. Bon sens, bienveillance, curiosité suffiront à faire de vous un guide passionnant et amusant. Quelques exemples : Cherchez ensemble des mots de mêmes familles des plus simples au plus complexe. Par exemple, que peut-on faire avec « charge » ? Charger, chargeur, décharge, recharger, décharger, déchargement… Et avec « branche » ? Brancher, débrancher, rebrancher, branchage, branchies, branchement, branchée… Et avec « route » ? Routier, routine, autoroute, roturier, dérouter… D’où vient le mot « estival » et « cordial » ? Et « rupture » ? Et « dominical » ? Que trouve-t-on de semblable dans « agricole », « agronomie » et « agraire » ? Qu’ont-ils en commun ? Et qu’en est-il de « rhinocéros », « rhinite » et « oto-rhino-laryngologiste » ? Et de « cardiaque », « cardiologie » et « électrocardiogramme » ? Ou encore de « patriarche », « patronyme », « patrie » et « patron » ? Et si l’on essayait de trouver tout ce qui a un rapport avec « la peur » et puis avec la « joie » ou la « colère » ? Et puis peut-être pourrait-on citer le plus de mots possibles (noms, verbes, adjectifs) qui ont quelque chose à voir avec la « forêt », la « mer » ou la « montagne » ? C’est en jouant à ces petits jeux de vocabulaire que l’on met l’élève à distance suffisante des mots pour qu’il apprenne à tisser entre eux les liens qui les ordonnent en les regroupant par leur forme et par leur sens. Il faut s’efforcer à la maison d’établir une sorte de rituel à la fois ludique et sérieux auquel on convie les enfants. Ils y apprendront que chaque mot nouveau est une victoire, que chaque mot gagné les fait grandir, que chaque conquête linguistique leur permet de dire plus justement le monde. Ils découvriront que les mots ont une histoire, qu’ils appartiennent à des familles ; que certains sont très proches, d’autres très éloignés et qu’enfin, mieux ils maîtriseront leurs relations et mieux ils en feront un choix judicieux. Lorsque les mots précis manquent aux enfants, c'est le sens qu’ils tentent de donner au monde qui s'obscurcit. Les enfants qui arrivent à l'école à trois ans disposent certes de la parole, mais leurs relations aux mots sont extrêmement inégales : la conscience de ce qu'est un mot, du sens qu'il porte vers l'autre, du territoire qu'il occupe par rapport aux autres mots est, pour certains, extrêmement confuse. Ils utilisent leur langue dans une sorte de « brouillard sémantique » qui n'autorise qu'une conduite linguistique de très faible amplitude. Ils parlent à vue, c'est-à-dire uniquement de ce qu'ils voient et seulement à ceux qu'ils voient. À l’entrée au cours préparatoire, les enfants au vocabulaire le plus pauvre connaissent une moyenne de 500 mots environ ; ceux moyennement pourvus atteignent 1000 ; le groupe le mieux pourvu à peu près 2 500. Comme le gain lexical annuel moyen après l’âge de 6 ans peut être estimé à 400 mots par an, il y a déjà, à partir de ce niveau, l'équivalent de 5 ans de différence entre le groupe le plus bas et le groupe le plus élevé. Dans la plupart des cas, l’école sera incapable de combler cette lacune lors des années suivantes car le temps de scolarisation a sur l'acquisition du vocabulaire un effet à peine mesurable: ainsi, le vocabulaire moyen des jeunes enfants de niveau CP est semblable à celui des plus vieux de l'école maternelle, dont l'âge ne diffère de celui des précédents que d'un ou deux mois, malgré une année scolaire de plus. Ces inégalités sont d’autant plus préoccupantes que nous savons aujourd’hui qu’un déficit grave de vocabulaire risque de perturber gravement l’apprentissage de la lecture. À six ans, quand il arrive au cours préparatoire, un enfant est censé avoir construit dans sa tête un répertoire de quelque 1 500 mots oraux.
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